Prédestiné par son nom magique, le chorégraphe star Benjamin Millepied, qui fut d’abord danseur étoile au New York City Ballet, n’en finit pas de s’envoler en suivant son merveilleux instinct. Même l’Opéra de Paris, qui l’avait nommé directeur de la danse, a dû accepter de relâcher ce papillon trop créatif et indépendant. A 45 ans, plus que jamais, Benjamin Millepied modernise, renverse les règles et les codes. Après son superbe Roméo et Juliette inclusif mêlant danse et images filmées en direct, ce cinéphile averti signe un premier long-métrage réimaginant entièrement le Carmen de Bizet, musique comprise. Sur fond d’émigration clandestine à la frontière du Mexique, il nous embarque dans une cavalcade amoureuse à la fois sombre et onirique, menée par un casting fiévreux. Faut-il rappeler qu’il a fait ses classes comme chorégraphe et conseiller du Black Swan de Darren Aronofsky… avant d’épouser le cygne Natalie Portman ? De nouveau installé à Paris, sans cesse en mouvement, il créera aussi l’événement cet été avec son grand retour sur scène, celle du Théâtre des Champs-Elysées, dans Unstill Life, où il dansera en solo accompagné du pianiste Alexandre Tharaud. Charmant, Benjamin prendra d’ailleurs congé sur un : «Je dois aller m’échauffer». Rencontre avec un artiste au sommet de son art.
D’où vient votre désir de cinéma ?
Benjamin Millepied. Il était déjà en moi, à travers des courts-métrages, la photographie… Il y avait aussi le désir d’aller plus loin dans ma réflexion d’artiste, accomplir un travail intellectuel plus profond. Le cinéma réunit tout ce que j’aime : la photographie, la mise en scène, la lumière… Le cinéma, c’est arriver à créer quelque chose de magique en dirigeant des acteurs, faire de belles choses et passer des bons moments, c’est sublimer la vie. Ça me passionne. Ce besoin de cinéma était en moi depuis longtemps et je pense que ça se sent dans le film.
Vous avec déjà un nouveau projet de film ?
Oui, j’écris en ce moment : j’espère avoir quelque chose à mettre en scène bientôt.
Comment a germé l’idée de Carmen ?
Le projet était présent depuis un bon moment : j’aimais l’idée de me baser sur une tragédie classique, et j’aimais ce personnage très fort de femme. Plus j’explorais l’histoire, plus je réfléchissais à comment la revisiter.
On sent beaucoup d’influences dans le film, notamment d’œuvres très visuelles, mais aussi liées à votre amour de l’Amérique et du cinéma américain…
Le travail sur le visuel vient de la scène. J’aime créer une atmosphère, un monde, des images qui interpellent et vous transportent. Mon prochain film aura aussi à sa manière ce genre de photographie, même si je ne sais pas encore si je retravaillerai avec le formidable Jörg Widmer (chef opérateur de «The Tree of Life», de Terrence Malick). J’aime le cinéma depuis toujours.
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Quels films vous ont le plus marqué ?
Pour Carmen, les influences, c’est bien entendu Sailor et Lula et Paris Texas. Mais j’ai regardé John Ford, certaines images de westerns… Les films qui m’ont vraiment marqué, vus tout petit, c’est On achève bien les chevaux, au visuel si puissant, ou encore Cotton Club, de Francis Coppola. La qualité photographique de ce film est dingue. On ne le met jamais dans cette catégorie, mais Cotton Club est un très beau film de danse, avec des danseurs incroyables qui s’expriment de manière très libre, magnifiquement filmés. Cotton Club est un de mes films préférés. Mais je n’ai pas un genre de cinéma. J’aime Hitchcock, Antonioni, le cinéma de Bresson, celui de Melville… Chaque cinéaste a sa singularité, c’est intéressant de puiser dans ce savoir : qu’est-ce qui est à retenir, comment on peut se l’approprier.
Le Carmen de Carlos Saura, il fallait vous en éloigner ?
J’aime beaucoup Carlos Saura, son Carmen est un monument, la danse est très bien filmée, les acteurs sont extraordinaires. Mais l’histoire elle-même est assez conventionnelle. C’est une femme qui, comme dans le Carmen de Bizet, parle assez peu, est un objet du désir, un fantasme d’homme. Cette femme ne peut pas vraiment aimer ou être aimée, car sa liberté et sa force effraient les hommes, qui ont besoin de la tuer. Je voulais réinventer cette femme.
On assemble une équipe de tournage comme on assemble une troupe de danseurs ?
Absolument. Mais, au cinéma, le danseur est une inspiration, avec qui on sculpte. Au cinéma, que ce soit pour la production, le décor, les costumes, l’image, on s’entoure des meilleurs, et on les embarque dans une vision qu’ils vont enrichir. Se servir de ces talents en leur donnant une grande liberté, c’est une belle expérience humaine de générosité et de complicité. On y prend énormément de plaisir !
Dans Carmen, vous donnez la vedette à une jeune inconnue et à Paul Mescal, star montante d’Hollywood.
J’ai longuement cherché une actrice mexicaine qui pouvait chanter, danser et jouer pour Carmen : Melissa Barrera a été une très belle découverte. Paul, qui joue Aidan, dont le destin télescope celui de Carmen, je l’ai d’abord vu dans la série Normal People, qui l’a révélé. L’idée était qu’il joue un soldat traumatisé, donc pas un danseur gracieux. Il fallait une part de réalisme, utiliser sa maladresse de manière organique. Chorégraphier cet équilibre avec Paul était magnifique.
Et Rossy de Palma ?
Une évidence, de lui faire jouer la propriétaire du cabaret La Sombra, où se réfugient Carmen et Aidan. Rossy a amené énormément de justesse. Nous avons vécu ensemble un tournage merveilleux, on s’est amusés, des moments très forts…
Vous insérez au cœur de l’histoire du film la tragédie de l’émigration clandestine à la frontière du Texas…
Dans une ville comme Los Angeles, où j’ai vécu et où je reviens souvent pour le L.A. Dance Project (sa propre compagnie de danse), la population est très mexicaine : cela fait partie des questions avec lesquelles on vit tous les jours. Moi, je fais partie des gens privilégiés qui ont émigré de la France aux Etats-Unis, où j’ai suivi mes études et fait ma carrière, mais ce problème me préoccupe. Il révèle le côté très sombre de l’Amérique qui existe et qui nous est caché. Carmen est aussi un film politique.
Le film tend vers la lumière, tout en étant très sombre.
C’était le parti pris : faire un film sombre, tourné en 34 jours en Australie. Pas une comédie musicale où musique et danse sont superficielles et donnent une légèreté qui n’existe pas. L’histoire que je mets en scène dans Carmen n’a rien de léger.
Qu’avez-vous appris en regardant votre épouse, Natalie Portman, travailler ?
Son exigence d’actrice, à vouloir être bien dirigée, à trouver un échange avec le réalisateur, qui puisse l’amener vers de nouveaux territoires. Réussir ce type d’échange avec les acteurs était important sur Carmen. J’ai bien sûr appris beaucoup de choses en la regardant travailler, mais Natalie et moi gardons une distance dans nos vies professionnelles, qui sont séparées.
Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre expérience à la direction de l’Opéra de Paris ?
Très riche et intéressante. Cette expérience m’a fait beaucoup avancer. L’Opéra de Paris fait partie des institutions qui ont besoin de se réinventer et de réfléchir à la problématique sociale, artistique et économique d’aujourd’hui. J’espère avoir réalisé des choses positives, qui resteront avec le temps.
Si, comme vous l’avez dit, Paris est “la capitale de la danse”, comment définiriez-vous Los Angeles ?
(Rires.) Ah ! c’est une ville très complexe et pleine de contradictions. Une ville qui peut donner de l’espace à l’esprit et en même temps une ville construite pour que l’on soit dans sa voiture ou dans sa maison, qui ne donne pas de place à l’échange et à la communauté. C’est aussi la ville du soleil et d’Hollywood… c’est un grand mensonge, Los Angeles !
Vous êtes très impliqué dans votre compagnie du L.A. Dance Project, qui travaille avec les quartiers défavorisés de Los Angeles ?
Oui, elle compte aujourd’hui quatorze danseurs, et je la pilote depuis Paris. Nous réalisons des projets sociétaux, éducatifs, dans l’esprit d’une communauté de la danse.
Vous faites cet été un retour très attendu.
Ce sera un tête-à-tête avec Alexandre Tharaud, qui est un grand musicien, sur la musique de Rameau, Schubert, Satie, Beethoven, Bach. Le spectacle est la rencontre sur scène de deux artistes à une étape de leur vie. Pour échanger autour de ce qui nous anime, c’est-à-dire d’abord la musique, la scène et la danse. Cela va être un moment très fort pour moi, et très dur aussi, parce que je ne suis pas remonté sur scène depuis treize ans, et c’est difficile de tenir la scène pendant 1 h 10. Mais je suis très heureux de partager cela avec Alexandre Tharaud.
«Unstill Life», de Benjamin Millepied et Alexandre Tharaud, Théâtre des Champs-Elysées, le 6 et le 8 juillet 2023.
Propos recueillis par Juliette Michaud
Photographie principale : © Lugo