Une voix éthérée, comme un souffle qui vous transporte, un univers à la fois mélancolique et ironique distillé dans deux albums de studio, When We All Fall Asleep, Where Do We Go? (2019) et Happier Than Ever (2021), une énergie de rock star sur scène – il faut la voir chanter son tube Bad Guy en faisant des bonds de kangourou! – avec ses looks baggys, ses cheveux de toutes les couleurs flashy ou vintage, ses tatouages flous et faux ongles de rappeuse, la chanteuse Billie Eilish (prononcez “aïlish”), révélée à 15 ans quand son grand frère met sur la plateforme Soundcloud le titre Ocean Eyes, concocté dans leur petite chambre parce qu’elle avait besoin d’un morceau pour ses cours de danse, s’est tout de suite imposée comme l’une des artistes les plus incontournables de la pop. Cultivant avant tout l’art d’être fidèle à elle-même, portée aux nues par le même tsunami de popularité qui a fait naître des idoles comme Britney Spears, Miley Cyrus ou Taylor Swift. Mais avec en plus un twist de sa «gen Z», cette génération née après 1995, vissée au digital, pour le meilleur comme pour le pire.
Le 7 janvier dernier, sur la scène des Golden Globes, What Was I Made For?, du tandem frère et sœur Finneas O’Connell et Billie Eilish, écrit pour Barbie, de Greta Gerwig, remporte le Golden Globe de la meilleure chanson. Un méga-hit écouté plus de 617 millions de fois, quatorze semaines d’affilée numéro un des charts, et qui a remporté le 4 février 2024 le Grammy de la chanson de l’année (Billie Eilish a déjà sept trophées!), et un deuxième Oscar (le premier gagné pour la chanson de Mourir peut attendre). Les Grammys et les Oscars ont lieu respectivement les 5 février et 12 mars. La prestation live de Billie Eilish aux Grammys est très attendue, et on se souvient encore de sa version de Yesterday aux Oscars.
La vie, pour Billie, apparaît toute rose. Détrompez-vous. «Quand Greta m’a montré des séquences de Barbie pour que j’en signe une des chansons, il y a un an, j’étais vraiment, très, très malheureuse et déprimée. Ecrire cette chanson m’a, en quelque sorte, un peu sauvée.» Lorsqu’elle vient chercher son Golden Globe devant le Tout-Hollywood endimanché, look écolière grunge oversize chiné dans les surplus de l’Armée du salut de Los Angeles, mèches rouges et noires, Billie Eilish suscite l’émotion en évoquant sa dépression. Censée parler de la crise existentielle de la poupée Barbie, le très beau et poignant What Was I Made For s’avère en fait autobiographique. Il y a quatre ans, Billie Eilish révélait déjà que sa foudroyante notoriété l’avait, paradoxalement, plongée dans le désespoir. Il est vrai qu’à travers ses chansons et ses clips souvent sombres, elle s’est rebellée contre les débordements de la célébrité, mais aussi contre le sexisme, elle qui avait choisi sa garde-robe informe pour se préserver d’un âge obsédé par l’image et la sexualisation. «Etre une femme est une guerre», confiait-elle à son modèle Lana Del Rey dans le magazine Interview. Une artiste exposée très jeune au public est la cible de toutes les critiques, notamment sur son physique, alors qu’on ne traite pas les hommes de la même façon, on ne leur fait jamais honte. C’est vraiment injuste.» Après avoir parlé sans y accorder plus d’importance au magazine Variety de son inclinaison pour le beau sexe, elle perdra instantanément 100 000 followers. «Franchement, je pensais que c’était évident», dira-t-elle. L’époque ne mérite peut-être pas les Billie Eilish.
Nous la croisons dans les coulisses des Globes, trophée à la main, accompagnée de son frère. Il est gracieux, courtois, volubile ; elle est timide, drôle, spontanée… et jure comme un charretier. Avec ses yeux bleu glacier, sa bouche pulpeuse, elle pourrait être une parfaite star hollywoodienne. Souvenez-vous de sa couverture de Vogue en femme fatale blonde platine, mi-Scarlett Johansson, mi-Madonna, qui avait provoqué les foudres de ses fans l’accusant de succomber aux exigences de la promo et du marché. Elle avait riposté d’une réponse cinglante, pleine d’ironie: «Le saviez-vous : les femmes ont de multiples facettes. Choquant, n’est-ce pas? Croyez-le ou non, les femmes peuvent être intéressées par plusieurs choses.»
Grandir privée d’adolescence, plus d’une enfant star y a laissé son innocence, mais Billie Eilish a lancé un message positif aux Golden Globes : on peut vaincre la dépression. « Ce que je vis est surréaliste, braquant son regard translucide droit sur vous. Petits, mon fr.re et moi rêvions de musique, de mode et de cinéma. Composer une chanson pour le générique d’un James Bond était un pur fantasme ; avoir un Oscar pour en signer le thème, n’en parlons même pas ! Que tous ces rêves soient devenus réalité est un honneur immense.» Puis, elle ajoute, pour son frère surdoué, compositeur, musicien et producteur, crédité pour tout : «Il est la raison d’être qui je suis.»
Billie Eilish Pirate Baird O’Connell, de son nom complet, née le 18 décembre 2001 à Los Angeles, est à la fois un pur produit de la Cité des anges et de son temps. Pour mieux comprendre le phénomène, il faut regarder Billie Eilish: The World’s a Little Blurry, réalisé par R. J. Cutler, disponible sur Apple TV+. Un extraordinaire documentaire de cinéma-vérité qui raconte la vie et la jeunesse d’une Billie qui a grandi dans la modeste maison de famille de Highland Park, un quartier historique peu “safe” à l’est de Los Angeles. Le frère et la sœur élevés “at home” par des parents acteurs, fous de musique. A 6 ans, la petite Billie apprend sa première chanson des Beatles sur son ukulélé. Les parents sont aujourd’hui devenus ses managers et les gérants de son petit empire. Outre ses disques live et de studio, sur le site de la superstar, vous pouvez en effet acheter sa ligne de vêtements cool (la série Barbie x Billie, une collection spéciale pour la Saint-Valentin…) et même trois parfums à son nom. Trois fragrances à la fois pures et épicées, un buste de femme pour flacon. Rappelons qu’en plus de l’environnement et de la protection des animaux à laquelle cette végan contribue, la cause féminine est l’un des moteurs de Billie Eilish. On l’applaudit. Dans le film, on est aussi témoin de ses crises, lorsque, atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette, elle est secouée de tics convulsifs. Et puis, il y a ses souffrances dues à plusieurs blessures aux jambes contractées lors de ses tournées mondiales : il n’est pas rare que son père doive la porter sur son dos après les concerts. Tout est filmé, photographié, posté, disséqué, à tel point que l’on a envie de crier à la famille Eilish de cesser de nourrir le monstre. Sans parler des cinglés qui se sont introduits à deux reprises dans la maison familiale, provoquant une vague d’angoisse bien réelle chez Billie. Triste excès de la notoriété. Pourtant dans ce documentaire fascinant, l’amour familial, l’acharnement au travail et une sidérante culture musicale chez le frère et la sœur Eilish, qui va de Drake à Peggy Lee, forcent le respect.
Billie Eilish a fêté ses 22 ans le 20 décembre dernier. Elle dit s’«éveiller enfin», prête à mordre à pleines dents dans sa vie d’adulte. L’autre bonne nouvelle? Le petit prodige a annoncé un troisième album pour cette année, promettant de faire de cette sortie l’un des événements de 2024. Happier than ever, Billie ? On l’espère pour elle !
Juliette Michaud
Photographie principale : Austin Hargrave / AUGUST
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