« Ce qui m’intéresse dans les souliers, c’est qu’ils peuvent déshabiller »
A l’occasion de sa grande exposition à la Porte Dorée, entretien avec Christian Louboutin sur la force et la magie des souliers. «La femme porte ses vêtements, et ce sont les souliers qui la portent», dit-il.
Vous avez choisi de dessiner des souliers à l’âge de 10 ans après avoir vu un panneau d’interdiction…
Christian Louboutin. A chaque fois que j’allais au Palais de la Porte Dorée, je voyais un dessin d’escarpin barré sur un panneau de signalisation. A cette époque, le bout des talons était en métal et risquait de rayer les parquets en bois précieux ainsi que de faire sauter les émaux des mosaïques. On était dans les années 1970, je n’avais jamais vu de talons aiguilles, c’était une forme des années 1950. J’ai commencé à dessiner des souliers un peu comme un toc, plus que par vocation.
Qu’est-ce qui a fait que cette passion a perduré et est devenue toute votre vie ?
C.L. L’enthousiasme. Je suis passionné pour ce que je fais tous les jours depuis près de trente ans. Le fait d’être une maison indépendante est essentiel également. J’ai le même associé depuis la création de la compagnie en 1991, Bruno Chambelland, qui est également un de mes amis d’enfance. Cela me permet de rester libre, libre de créer, de voyager, et surtout de ne pas être contraint par des objectifs à court ou long terme.
Qu’est-ce qui fait qu’un soulier est sublime ? Que sa ligne est parfaite ?
C.L. Tout commence par un dessin. Je trace, gomme, retrace, regomme jusqu’à l’obtention d’une ligne très précise. Débute alors un long travail technique de recherches, d’expérimentations et d’échanges entre le studio et l’usine, où la ligne se confronte à la technique. Un soulier est certes un petit objet mais il implique plus d’une centaine d’étapes de fabrication. Je dirais qu’un soulier est parfait quand la relation entre le dessin et la technique est si organique, si naturelle, qu’on en oublie la fonction utilitaire du soulier. Mais ce qui rend un soulier sublime, c’est la femme qui le porte, l’attitude et l’énergie qu’elle lui insuffle.
Comment est née votre iconique semelle rouge ?
C.L. Plus qu’une idée, c’est avant tout un heureux hasard. J’étais à l’usine et nous venions de recevoir les derniers prototypes. J’étais assez satisfait du résultat, mais ils paraissaient plus lourds que les dessins. On ne distinguait pas tout le travail de recherche de la ligne exacte. En les regardant de dos, il y avait une masse noire provenant de la semelle qui n’existait pas sur mon dessin. Et c’est là que j’ai chopé le vernis à ongles de mon assistante qui était à mes côtés. J’ai recouvert la semelle de vernis et tout à coup la couleur posée est apparue comme une évidence ou un révélateur.
Est-ce que rendre la vie glamour est votre credo ?
C.L. Ce que j’aime avant tout, c’est dessiner de beaux objets. Libre ensuite à chaque femme de se l’approprier et de devenir glamour. Le sens du mot glamour a été un peu galvaudé au fil des décennies. Si on revient aux origines de ce mot, on se retrouve en Ecosse, où «gramarye» désigne un sortilège de changement d’apparence opéré par les fées. J’aime cette idée du glamour comme un envoûtement, un enchantement.
Le soulier peut-il être un objet de fantasme ?
C.L. Plus que l’idée de fantasme, il est question ici de fétichisme, avec lequel j’ai un rapport très interrogatif. Je ne suis pas fétichiste à titre personnel, mais j’ai conscience que mon travail est fétichisé, et ça ne me pose pas de problème. Ce qui a eu une réelle influence sur mon dessin, c’est le spectacle, le music-hall. Quand on travaille pour la mode, on dessine des souliers qui habillent, logiquement. Je viens davantage du spectacle, je suis plutôt du côté des créateurs qui déshabillent. Au début, je faisais des souliers très ornementés, très habillés, et je me suis vite rendu compte que ce qui m’intéressait dans les souliers, c’était qu’ils pouvaient déshabiller. La recherche de la nudité, de la transparence, la présence de la peau, concourt à la fétichisation de mes souliers, à une forme d’érotisme.
Comment avez-vous pensé et structuré l’exposition ?
C.L. Monter une exposition consacrée uniquement aux souliers aurait été réducteur. C’est l’occasion pour moi de souligner l’importance du travail du dessin, de rendre visible le processus créatif, tout en mettant en avant des personnalités et des savoir-faire uniques. Je l’ai imaginée comme un voyage à travers mes inspirations, mes rencontres, mes passions. Elle s’inscrit dans un lieu précis, qui m’est très cher. La Porte Dorée est un endroit magique qui m’a accompagné et a aiguisé ma curiosité dès mon enfance.
Le soulier est le support de réflexions sur le corps, la mode, l’esthétisme et la contrainte, l’histoire… Quelles évolutions avez-vous observées tout le long de votre carrière ?
C.L. J’aime cette idée que les choses changent, évoluent, se transforment. Enormément de choses ont changé. Celle qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est la transversalité entre les modèles homme et femme. Dès la fin des années 2000, on a commencé à observer de plus en plus de femmes dans nos boutiques homme, à un moment où il y avait très peu de sneakers pour elle. Aujourd’hui, on voit de plus en plus d’hommes porter des talons plus ou moins hauts. J’aime cette idée.
Vous êtes adulé par des femmes, de Blake Lively à Uma Thurman, ou Gigi Hadid, Kendall et Kylie Jenner… Que pensez-vous avoir apporté aux femmes en général, et peut-être aussi aux hommes ?
C.L. La liberté d’être la femme qu’elles rêvaient d’être, et, pour les hommes, de comprendre et de partager le désir un peu obsessionnel et très charnel qu’ont les femmes avec leurs souliers.
Quel serait le soulier dont vous rêvez et que vous n’avez jamais pu réaliser ?
C.L. Une paire de souliers pour le pape.
Propos recueillis par Anne Delalandre
Palais de la Porte Dorée
«Christian Louboutin : l’Exhibition[niste]».
293 avenue Daumesnil, Paris XIIe. Du 26 février au 28 juillet 2020.
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