De Corse, au cœur de l’été, Pierre Salvadori m’avait donné un rendez-vous téléphonique pour le lundi. Tout le week-end, j’ai revu ses films, peu à peu rejointe par toute la maisonnée emportée par le rire et la jubilation. Quand je l’ai appelé, c’était comme si je le connaissais. D’emblée, on a ajouté à sa liste :
1 / ERNST LUBITSCH. «C’est mon meilleur ami, la personne que je n’ai jamais rencontrée à qui je dois le plus, l’homme qui m’a sauvé. A 22-23 ans, j’étais hésitant, timide. Très influençable, je pouvais prétendre aimer un film auquel je n’avais rien compris. Un jour, un ami cinéphile m’a emmené voir Le Ciel peut attendre. J’ai adoré et j’ai compris pourquoi. A partir de là, il y a eu ce que j’aimais, ce que je n’aimais pas, et je pouvais l’expliquer. Avec ce décalage, cette poésie, cette générosité, ce sens de la suggestion, il stimulait constamment mon intelligence, alors que cet autre cinéaste m’imposait une émotion ou jugeait ses personnages. Il m’a permis de définir et d’élargir l’idée du beau, à tout, jusqu’à mes choix personnels. Je dis “mon copain” quand je parle de lui, et, avec Benoît (Graffin), mon coscénariste, il arrive toujours un moment où on a besoin de revoir un Lubitsch.»
2 / CHRISTOPHE BLAIN. «S’il est un très grand raconteur d’histoires, c’est d’abord son trait, son dessin, qui m’a enthousiasmé. Frappé par la singularité de son album Le Réducteur de vitesse, je suis entré dans Les Aventures d’Isaac le pirate, une saga épique nimbée de romantisme et d’humour. Je revois le trait transparent de ses bateaux figés dans les glaces, ses femmes décidées, drôles, agressives, dont on tombe un peu amoureux. Il dessine magnifiquement les femmes et la fête. En tout, il a une ironie, une justesse, un sens du mouvement qui sont pour moi la perfection et le génie. Pour avoir déclaré trouver son travail encore plus beau que celui d’Hugo Pratt, je me suis fâché avec le patron d’un magasin de bande dessinée… Quand je l’ai rencontré à un dîner, Blain, j’étais tellement impressionné que je n’arrêtais pas de picoler, il a dû me prendre pour un ivrogne. J’aime l’irréalisme de ses nez immenses, le classicisme inouï de son King Kong, tous les univers qu’il aborde : Gus le cowboy, Socrate le demi-chien avec Joann Sfar ; ensemble, ils ont repris Blueberry. Il a aussi signé Quai d’Orsay, sorti un livre sur Alain Passard, un autre sur l’écologie…
– Le Monde sans fin, le best-seller avec Jean-Marc Jancovici.
– Voilà. Et moi, j’ai demandé au libraire le “dernier Blain” parce qu’au-delà de ce sujet passionnant, ce qui m’intéressait, c’était ses dessins.»
3 / RAYMOND CARVER. «Lubitsch m’a fait découvrir le cinéma, Carver, la poésie. Il termine parfois sur quelques mots qui vous laissent en état de sidération. Un mec va à un enterrement. Après, il pèle une pomme, et il voit la pomme brunir dans ses mains. Et tout à coup arrive la dernière phrase : “La vitesse foudroyante du passé.” Dans un autre poème, réveillé en pleine nuit par un bruit, un homme fume à la fenêtre, laisse aller sa pensée, regarde sa femme qui dort – ils viennent de se marier –, alors quelque chose de disgracieux dans le visage lui apparaît et il sent que cette histoire est finie. Dans un de mes films, Gustave Kerven lit à voix haute un de ses poèmes, Dormir. Il s’agit de quelqu’un qui a dormi un peu partout. “Et maintenant, il dort sous la terre. Comme un vieux roi.” Carver parle aussi des rivières. J’ai lu toutes ses nouvelles. Ses poèmes, je les garde, je ne veux pas les finir. Parce qu’après je n’aurai plus rien.»
4 / LAURA KASISCHKE. «J’adore ses poèmes et tous ses romans : La Couronne verte, Esprit d’hiver, Les Revenants, A Suspicious River, En un monde parfait… En débutant par un récit familier, inoffensif, elle vous englue dans quelque chose de sombre, indéfini, menaçant et bouleversant. On abandonne l’histoire pour se laisser aller à cette beauté parfois un peu morbide, macabre, à cette écriture frappante. C’est comme un détournement. Il y a prise d’otage, mais pour une expérience poétique.»
5 / REGINA SPEKTOR. «Le premier morceau que m’a fait écouter mon épouse, c’était Don’t Leave Me. Ensuite, en vacances, on le chantait tous ensemble à tue-tête dans la bagnole avec Louise, ma fille, qui avait à l’époque 7-8 ans. Regina Spektor, c’est un mélange de maîtrise, de virtuosité et de fantaisie. C’est rock, mélodieux, poétique, pétillant, audacieux, un peu subversif. Juive chez les Russes, Russe chez les Américains, elle a cette audace du migrant, un désir presque de revanche, chez elle teinté de joie, pas de colère. J’aime cette idée de trouver quelque chose qu’on sait faire, de l’investir avec rigueur, et d’en vivre. Souvent, j’écoute un album en boucle quand j’écris. En ce moment, c’est Far.»
6 / BLANCHE GARDIN. «En sortant de ses spectacles, on a saisi un peu mieux notre époque. Elle a presque cette dimension des grands moralistes. Auteure-interprète, elle possède aussi l’efficacité comique que donne la modestie. Beaucoup de standuppeurs rient de leurs propres blagues. Elle a l’intelligence de ne pas souligner la beauté de son travail. Qu’une fille comme elle ait du succès a quelque chose de rassurant.»
7/PIO MARMAÏ. «Ah, Pio ! A La Réunion, dans un festival, on a bu pendant cinq jours, on est devenus amis en refaisant le monde, comme des pochtrons dans un bar, et on a conclu un pacte. J’ai dit : “A partir de maintenant, j’écrirai tout le temps pour toi !” J’ai immédiatement ajouté un petit rôle à Dans la cour, dans lequel il est génial. Résolument moderne. Comme il vient du théâtre, c’est aussi un amoureux du texte. Je le verrais bien dire de la poésie. Dans la vie, il peut ressembler à un chien fou, il mange trop, boit trop, rigole trop, parle trop. Moi, je crois que c’est très réfléchi, comme s’il s’était dit : “Il faut opter pour la joie. Pour l’appétit. Pour le beau. Et le faire avec énormément d’élan.” Il investit tout puissamment. Un jour, on m’a demandé de définir un grand acteur. J’ai pensé à Pio comme à Guillaume (Depardieu). Un grand acteur, c’est quelqu’un pour qui on écrit facilement. C’est comme une lampe qui vous éclaire un peu mieux le papier.»
Sabine Euverte
Photographie principale : ©Roger Arpajou
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