Longtemps, Michel Boujenah n’a pas été pressé. Il disait : «Un arbre ne pousse pas en une seule journée.» Jusqu’à ce qu’un ami producteur lui fasse remarquer : «Michel, tu n’es pas un arbre. Tu ne vivras pas comme un olivier, des siècles et des siècles.» Qui sait ? A l’aube de ses 70 ans, Michel Boujenah a été triste de ne pas recevoir le Molière 2022 pour L’Avare ; il l’est aussi de faire ses adieux aux Magnifiques, qu’il chérit depuis 1983. Mais sur le linteau de sa cheminée est gravé ce qu’on voit de la scène : le public. Il est loin d’avoir fini de surprendre et charmer, porte-flambeau d’un rire qui élargit la vie, dans une lignée de gens qu’il aime.
1 / ALEX LUTZ. «Il m’impressionne par la qualité de son écriture et l’exigence de son travail. Je n’ai rien contre les stand-up (il y en a de très drôles), mais, pour moi, les échanges avec le public, la parole au premier degré, c’est un autre métier, qui tient plus de l’animateur que de l’acteur. Alex, il nous fait rire, il nous bouleverse, en jouant des personnages. Il fait du spectacle. A Ramatuelle, je programmais de jeunes humoristes. Dès sa première fois, c’était une évidence. Il fallait qu’il soit sur scène. Il peut tout jouer : une femme, un assassin, un naïf, un nain, un géant… Et, en même temps, il a construit un univers, une manière de raconter le monde, qui n’appartiennent qu’à lui.»
2 / PHILIPPE CLÉVENOT. «Je l’ajoute. Pas pour le rire, pour le théâtre. Car, malheureusement, les gens ne le connaissent pas. Quand j’avais 16-17 ans, j’étais en vacances chez René Allio avec son fils. Il nous a réquisitionnés sur un film qui s’appelait Les Camisards. Il y avait là tous les acteurs qui allaient marquer le théâtre public… Clévenot était un prince, un acteur d’un grand raffinement, avec une voix… Il rendait tout évident.»
3 / FRANÇOIS-XAVIER DEMAISON. «Le deuxième soir de son passage au Théâtre Anthéa d’Antibes, je vais le voir. Panne d’électricité. Spectacle annulé. On est allés au restau et, jusqu’à 2 h du matin, on a ri en se racontant des histoires drôles… Il adore le vin. Il est même viticulteur. Dans son nouveau spectacle, à travers 10 bouteilles de vins différents, il raconte sa vie et le monde. C’est vrai, ce n’est pas vrai, on s’en fout, parce qu’il a cette qualité formidable de nous rendre légendaires des personnes qu’il a croisées. Lui, le 11 septembre 2001, il travaillait dans la finance à New York. Il a vu les tours s’effondrer, puis s’est dit : “Est-ce que c’est ça, ma vie ?” Quelques années après, il était nominé au César du meilleur acteur pour Coluche, l’histoire d’un mec.»
4 / CHARLIE CHAPLIN. «C’est ma référence absolue.» Il évoque Les Temps modernes, Paulette Goddard, de son vrai nom Levy, leur bravoure face aux nazis, ses huit chefs-d’œuvre, dont la fin de Limelight…
«Il n’est pas monté sur scène depuis des décennies ; la danseuse à qui il a sauvé la vie a, en secret, payé la claque. Dans la loge où il se maquille, il dit : “Je déteste ce métier. Je déteste aussi la vue du sang, et pourtant il coule dans mes veines.” A 10 ans, à Tunis, ça m’a marqué à vie. Et les gens, au début, ils rient parce qu’ils ont été payés pour. Puis il les fait vraiment rire. C’est incroyable, cette bascule. Pour finir, il tombe dans une grosse caisse. On rit. Mais il s’est cassé la colonne vertébrale et il meurt. Je riais et je pleurais en même temps. J’ai dit à ma mère : “C’est ça que je veux faire !” Des années plus tard, j’étais un rat de la cinémathèque de Chaillot, Langlois a rendu un hommage à Chaplin. Et il est venu. Je l’ai vu, comme je vous vois. C’était surréaliste.»
5 / RAYMOND DEVOS. «J’ai préfacé un livre pour son centenaire. Je raconte que j’étais sur un bateau. Une tempête est survenue, je n’avais plus d’instruments de navigation, j’étais perdu… Tout d’un coup, le vent est tombé et j’ai vu au loin un bateau énorme. S’approchait, à la barre, un homme gros, joufflu, souriant, illuminé. A la fois lourd et très léger, il gonflait ses voiles en envoyant des mots. En passant, il m’a fait un clin d’œil et est parti. Alors j’ai essayé de remplir les voiles avec mes mots, mais ça ne marchait pas. Désespéré, j’ai crié. J’ai crié très fort mon incapacité à être sincère, au fond. Et mes mots ont fait frémir les voiles. Sauvé, j’ai dit : “Merci, Monsieur Devos !” Ça, c’est ce que l’artiste m’a donné. Et, dans la vie, il m’a ravi, par sa générosité, sa curiosité, son empathie, sa tendresse. Par tant de choses que je ne vous raconterai pas. C’est terrible comme ils me manquent tous. Devos est parti. Bedos est parti. Belmondo. Oury. Noiret. Leurs morts me prouvent que je suis vieux. Dorénavant, j’aurai des amis jeunes, pour que ce soient eux qui me pleurent…»
6 / ALEX VIZOREK. «Il a fait un spectacle sur l’art, puis un sur la mort, et les deux sont populaires, et les deux font rire. C’est gonflé et étonnant. En plus, il est élégant. J’ai toujours été fasciné par les gens élégants, grands : tout ce que je ne suis pas. Il a un style vraiment à lui : ce qu’il fait, il est le seul à le faire. Ce à quoi on reconnaît, à mon avis, un artiste. A la différence d’autres dont le but premier est de gagner de l’argent. Moi, je rêve d’un bateau. Pour l’instant, je ne peux pas l’avoir. Mais je ne vais pas sacrifier qui je suis pour l’acquérir. Donc, il faut que vous écriviez dans votre magazine que tous les gens dont je vous ai parlé sont extraordinaires, que je suis extraordinaire, et qu’il faut venir me voir au Théâtre de la Madeleine. Comme ça, en voguant, je penserai : “C’est grâce au public !”»
– Et un jeune humoriste en détresse vous verra gonfler vos voiles avec vos mots ?
«Exactement.»
Sabine Euverte
Photographie principale par David Koskas
«Adieu les Magnifiques», du 26 janvier au 5 mars au Théâtre de la Madeleine.
www.theatre-madeleine.com
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