«Ce qui symbolise Cartier, c’est le rien de trop», explique Pierre Rainero, directeur de l’image, du style et du patrimoine de la maison Cartier. Il y a cent ans naissait la bague Trinity, un bijou iconique devenu mythique. Un design révolutionnaire à l’époque, qui a su traverser les décennies et rester un symbole d’amour. A l’occasion de cet anniversaire, la maison lance une version audacieuse, carrée, aux angles arrondis. Rencontre.
Quel est votre rôle au sein de la maison Cartier? Je suis à la fois impliqué dans la création contemporaine et dans la gestion du département patrimoine. Les deux sont très liés chez Cartier. L’important, c’est de conserver les valeurs, l’esprit, que nous appelons la “grammaire”. Avec les studios, nous évoquons le style comme une langue vivante où la grammaire est immuable et structurante ; en revanche, le vocabulaire, qui chez nous est esthétique, vit au quotidien. C’est un des principes de la maison que d’intégrer l’évolution des comportements et des modes de vie de nos contemporains et de bien comprendre les relations qui existent entre les personnes et leurs objets. C’est passionnant.
Décrivez-nous cette grammaire… Louis Cartier, qui est à l’origine de cette vision, et Jeanne Toussaint, qui a travaillé avec lui jusqu’en 1970, ont écrit une sorte de manuel, pas un dictionnaire, mais le corpus des créations qui nous sert de point de repères. Nous essayons avec les dessinateurs de rendre ces principes fondateurs les plus ouverts possibles, car le plus grand danger serait de ne pas évoluer. C’est très important. Nous sommes toujours dans la recherche et dans l’exploration de formes originales.
Quels sont ces principes fondateurs? L’un des premiers est la lumière. Beaucoup de décisions techniques, de choix de matériaux et de dessins ont été réalisés pour faire jouer la joaillerie à son maximum avec la lumière, afin d’éclairer le corps. Grâce au platine, que Cartier a imposé pour la première fois dans la haute joaillerie, les pierres vivent de leur propre vie et peuvent jouer avec la lumière. Parce qu’il est très solide, très peu de métal est nécessaire, donc il peut disparaître. De nouvelles tailles de diamants ont été introduites et multipliées à l’envi, ce qui permet de saisir la lumière sous différents angles. Une autre notion partie intégrante de notre style est le volume. Rien n’est plat, chez Cartier, tout est en trois dimensions au nom du jeu avec la lumière. Il y a d’autres principes fondateurs, comme la couleur et surtout l’idée d’aller à l’essence des formes que demandait constamment Louis Cartier à ses dessinateurs. Nous ne sommes pas hostiles au décor, comme Adolf Loos qui disait que “le décor est un crime”, mais nous ne sommes pas dans le minimalisme non plus. Ce qui symbolise Cartier, c’est le rien de trop.
La bague Trinity s’inscrit totalement dans cette idée… Oui, c’est la recherche d’une forme essentielle. La joaillerie est unique, car elle propose des objets qui s’inscrivent dans la vie des gens de façon singulière. Ce sont des objets de l’intimité ultime, parce qu’ils sont portés par le corps et parce qu’ils sont au cœur de symboles intimes. Le bijou, c’est l’objet qui portera les sentiments et les étapes marquantes de la vie. Le dessin de la bague Trinity est à la fois mystérieux et magique: mystérieux car personne ne sait comment ces trois anneaux, sont assemblés l’un à l’autre; magique par la manière dont ces trois anneaux roulent autour de votre doigt et s’imbriquent naturellement lorsque vous posez la bague sur une table. Parmi tous les bijoux, c’est celui qui offre le terrain le plus favorable à une projection symbolique.
A sa sortie, en 1924, son design était-il considéré comme novateur? Il s’inscrivait dans une démarche. Très vite, chez Cartier, entre 1898 et 1904, les formes vont se débarrasser de tous les éléments de décor superflus, notamment ce que les historiens appellent les “guirlandes de Cartier”, pour ne garder que les jeux de volumes. Le second exemple de cette recherche de “rien de trop” est le travail sur les formes de l’horlogerie. Louis Cartier ne voulait pas cantonner la maison a la fabrication de pièces d’exception, pour des personnes d’exception à des moments d’exception, mais inventer des objets du quotidien.
Comment la bague Trinity a-t-elle été accueillie? Cela a été une grande surprise, de voir un tel objet bijou dans les vitrines, car c’était une bague qui pouvait être portée au quotidien. A l’époque, la joaillerie était extrêmement codifiée: une femme ne portait pas la même chose le matin, au déjeuner, au cocktail, le soir… Les codes sociaux obligeaient à porter des choses appropriées aux circonstances, à l’âge et à la vie familiale… La Trinity, dans cet univers, est un ovni.
Dès les années 1930, la bague Trinity séduit les femmes comme les hommes: Grace Kelly, Romy Schneider, Jean Cocteau, Gary Cooper, Alain Delon… l’ont portée. Une mixité rare, à l’époque? Effectivement, certains croient avoir tout inventé ces deux dernières années… En fait, pas du tout ! Elle est portée autant par les hommes que par les femmes. Même le duc de Windsor portait sa bague trois anneaux. Elle prolonge l’idée de Cartier que “la beauté n’a pas de genre”.
La bague Trinity est devenue une collection et a eu beaucoup de déclinaisons… Selon Louis Cartier, une idée forte, qu’il appelait “idée mère”, avait la capacité d’accueillir des variations et d’évoluer avec le temps. La Trinity a prouvé qu’elle en était une et elle a été proposée avec nombre d’anneaux différents et surtout avec des décors différents sur chacun des anneaux. Ce qui est intéressant, avec le bracelet Trinity, c’est son bruit, sa musique: ça tintinnabule et annonce la présence de la femme qui la porte.
La nouvelle version, carrée, aux angles arrondis, dite coussin, a été dessinée par Marie-Laure Cérède, directrice de la création horlogerie et joaillerie… Louis Cartier appelait les dessinateurs les “inventeurs”. Nous échangeons au quotidien. Mon rôle est de partager une vision et de m’assurer que l’on est bien chez Cartier, que les innovations répondent à tous les paramètres de la maison et font évoluer la création dans une direction nouvelle.
Aujourd’hui, quelle star rêvez-vous de voir porter la nouvelle bague Trinity? Il y en a tellement! Je ne voudrais pas imposer… mais, entre nous, j’aimerais bien que Timothée Chalamet la porte. Bien sûr, je ne lui en voudrais pas de ne pas la choisir, car, pour moi, c’est quelque chose de très personnel.
Propos recueillis par Anne Delalandre
Photographie principale : Grace Kelly
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