D’un plateau à l’autre du Théâtre de la Colline, Laurent Gaudé traverse vingt-trois siècles d’histoire: tandis qu’un public rejoint Terrasses, vaillante polyphonie suscitée par le plus noir de nos vendredis 13 contemporains, un autre s’immerge dans Le Tigre bleu de l’Euphrate, monologue testamentaire non moins imaginaire d’Alexandre le Grand. Par qui nous commençons.
1/ALEXANDRE LE GRAND. «Je crois que c’est aussi l’esprit de cette liste: un personnage historique peut constituer une rencontre importante de notre vie. J’ai avec Alexandre le Grand un rapport dans le temps que je n’avais pas du tout imaginé. De l’école, je n’en avais gardé que Bucéphale et peut-être le nœud gordien. A 20 ans, je suis tombé sur un petit livre de la collection Découvertes de Gallimard. Les images de statues, de palais, les cartes, surtout, m’ont happé. Il est tout à la fois: beau et monstrueux, vieux et jeune, masculin et féminin, conquérant, savant, philosophe, parfois horrible, répugnant… Je ne dirais pas que je l’aime vraiment, mais c’est le seul personnage qui m’accompagne, en fait, avec lequel je n’arrive pas à en finir. Je voulais seulement écrire Le Tigre bleu de l’Euphrate. Son caractère conquérant a diffusé dans le roi Tsongor sur lequel je travaillais en même temps. Dix ans après, il est revenu dans un roman, Pour seul cortège. Et il est encore là, dans mes tiroirs. Il avait pour projet d’aller au bout du monde. Arrivés au fleuve Indus, ses soldats ont décidé d’arrêter. Digne élève d’Aristote, ce voyage du retour, de frustration, il l’a transformé en connaissance, disant à ses hommes : “On ramasse les plantes, on observe la faune.” Pour moi, il est la figure du désir. Il a faim, ou soif, et rien n’étanchera cette soif-là, rien. On peut rêver à ce qu’aurait donné sa rencontre avec la Chine. Déjà, un héritage magnifique de son passage existe dans les statues du Gandhara, des bouddhas, avec un visage très grec. Au Musée Guimet, à Montréal, à Corfou : partout, Je les repère et vais les voir.»
2/GIORGIO STREHLER. «Un de mes tout premiers souvenirs de spectateur de théâtre, c’est L’Illusion comique de Corneille montée par Strehler, je devais avoir 12 ans, je me souviens de Gérard Desarthe, de sa faconde. J’ai adoré. Deux ans plus tard, j’ai découvert L’Opéra de quat’sous. J’ai continué à aller voir des Strehler jusqu’à ses dernières mises en scène de Goldoni à l’Odéon. Ses petites places de Venise étaient comme des tableaux de Canaletto. Et même quand le propos est dur, social, même sur Brecht, c’est beau tout le temps. Il a un souci esthétique qui ne dément pas le propos, qui le porte. Je suis allé à sa toute dernière conférence, où il parlait de ses maîtres, de Brecht, de Jouvet. Je ne dirais pas que je suis l’élève de Strehler, ce serait ridicule, je crois pourtant qu’on peut attraper des enseignements de quelqu’un qu’on n’a pas connu. Le tout premier à avoir mis en scène un de mes textes, Yánnis Kókkos, avait accompagné Vitez des années. Au déjeuner, avec son équipe, ils parlaient de lui, et moi, tout jeune, je baignais dans cette référence. J’aime le théâtre comme lieu de transmission.»
3/CHARLIE CHAPLIN. «C’est la liberté, la grâce – surtout la grâce –, la légèreté qui dit les choses les plus profondes, humaines et politiques, avec cette espèce d’innocence enfantine, et puis c’est le comique, qui me semble tellement impossible, à moi! J’ai vu Les Temps modernes enfant, avec mes parents, dans un cinéma du Ve. Ils étaient contre la télévision, on ne l’avait pas, mais quand passait un Chaplin, mon frère et moi, on avait le droit d’aller le regarder chez les copains. En les montrant à mes enfants, je suis retombé dedans avec le même rire, la même émotion. Ah, Paulette Goddard ! Les visages des femmes dans les films de Chaplin, l’intensité d’un regard, d’un sourire… Je revois aussi la fin des Lumières de la ville, la chorégraphie sur la scène de boxe… A ma table de travail, les corps, c’est l’absence. Chaplin, lui, a fait de son corps un outil absolu.»
4/LES PU$$Y RIOT. «Leur présence dans ma liste a aussi un rapport à l’histoire. A l’époque où elles ont surgi, on a retenu d’elles une image d’agitées situationnistes montrant leurs seins. Douze ans plus tard, on mesure leur combat. Je n’ai pas cette violence, je suis bien incapable de faire un happening de l’ordre de leur Requiem punk à la cathédrale du Saint-Sauveur, mais je crois beaucoup, dans l’art, et dans la poésie, aux grands chants de colère. Contre Poutine, contre le grand patriarche orthodoxe russe qui, depuis, a tombé le masque, contre ce patriarcat viriliste bombant le torse dans l’apologie de l’ordre, la force, elles avaient raison. Quel courage! J’imagine comment elles ont été reçues dans les geôles russes… Elles n’ont pas besoin de moi pour écrire leur histoire et ce n’est pas à moi de l’écrire, mais prendre en charge et célébrer autrement ce courage, ça, oui, sûrement!»
5/MARGUERITE DURAS. «On prend rarement en compte, chez un artiste, ce que d’autres, très différents, ont pu déposer en lui. J’ai lu Duras frénétiquement entre 18 et 25 ans. J’ai plongé dans ce qu’on appelle sa petite musique. Dans ces années de mes débuts d’écriture, je recopiais à la main dans un carnet des pages d’auteurs que j’aimais. Je conseille l’exercice à tous les apprentis écrivains ou écrivaines pour ce qui s’y joue de manière très concrète, physique, précise, pragmatique. J’avais le bouquin de Duras, mon petit cahier, je recopiais une page entière en remarquant: “Tiens, elle met sa virgule là”, “Tiens, les phrases sont courtes”… J’ai également recopié du Pavese, en italien; du Koltès sûrement… On a aussi tendance à résumer Duras à des trios ou des quatuors amoureux. On sous-estime chez elle l’épopée, alors qu’il y a toujours une toile de fond plus rude, de violence sourde, d’étrangeté, qui vient mettre une pression dans le cercle amoureux. Les couples boivent des verres le soir, mais, dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, des mines explosent dans le lointain, avec un mort; dans Dix heures et demie du soir en été, un homme en cavale court toute une nuit sur les toits de la ville. Ça se passe à Cáceres. Alors j’y suis allé.»
Laurent Gaudé a reçu le prix Goncourt pour «Le Soleil des Scorta».
Sabine Euverte
Photographie principale : Jean-Luc Bertini
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