Une hausse de la consommation mondiale, qui monte de 80% en quelques années et continue sur une courbe ascendante. Quel produit peut réaliser cela ? Un téléphone, une plateforme du Net, un écran plat révolutionnaire ? Rien de tout cela, l’un des plus anciens alcools, le gin ! Quoi de mieux en cette période qu’un cocktail pour se détendre ?
Il est loin le temps où la reine mère d’Angleterre le consommait à l’heure du thé, loin le temps où le Gin-To(nic) ou le Dirty (gin et jus d’olive) semblaient des cocktails vieillots qui fleuraient bon les vieux bars d’hôtel aux tissus muraux délavés par le temps et à l’acajou du comptoir lustré par les ans. Le gin a décollé comme une fusée inattendue dans le monde de l’alcool et de la mixologie. D’origine néerlandaise, il arrive en Angleterre par les soldats britanniques de retour au XVIIe siècle des batailles contre l’Espagne aux Pays-Bas. Facile à produire avec ses baies de genièvre et bon marché, son succès va être immédiat. Il se confirmera avec le célèbre tonic: aux Indes, les colons et les soldats de la Couronne luttent contre la malaria en consommant de la quinine, extrait de l’écorce du quinquina aux vertus médicinales, diluée dans de l’eau gazeuse. Pour atténuer son amertume, ils y ajoutent une dose de leur ration quotidienne de gin. Le gin-tonic est né. Son règne commence à décliner dans les années 1980, jusqu’au renouveau récent.
Tout en poursuivant une carrière brillante dans l’emblématique Cognac Ferrand, Alexandre Gabriel va être le précurseur français du renouveau du gin, et ce dès 1996. «Je me souviens, en 1995, avec des amis anglais, nous voyons une procession funéraire passer et, avec leur inimitable humour, ils me disent : voilà encore des consommateurs de gin qui disparaissent!» Le remettre à la mode relève de l’impossible. Et pourtant : «Fin des années 1990, j’ai eu l’envie et l’amour de cet alcool. J’ai fait un produit par passion, et je trouvais que c’était une bonne idée de continuer à travailler avec nos alambics le reste de l’année. Cela m’amuse beaucoup, aujourd’hui, de voir le gin revenir à ce point.» Alexandre Gabriel est modeste comme tous les grands. Seul titulaire d’un brevet de recette de gin et sacré meilleur gin du monde 2017, son incontournable Citadelle fait le tour de la planète. «J’ai failli faire faillite au début !»
Le premier virage commence avec Ferran Adrià, le mythique patron d’El Bulli pour la cuisine moléculaire. Le chef voyait le gin comme un «acte gastronomique» et le portait en haute estime, à tel point qu’il le servait dans un verre à vin et non un verre tubulaire. En 1999, l’Espagnol fait un gin-tonic à la télévision avec… Citadelle. C’est le début. Le décollage va prendre son temps et la fusée va comporter plusieurs étages.
Ce gin français qui paraît meilleur que les anglais étonne. Aujourd’hui, les producteurs se multiplient en France et la boisson est le phénomène à la mode. «Au début, je prêchais dans un désert total», se souvient Alexandre Gabriel. Hendricks, machine de guerre commerciale, observe la nouvelle tendance et relance le gin avec les moyens d’un grand groupe. C’est le deuxième étage de la fusée. Le troisième est aussi le plus singulier: cette boisson si typiquement anglaise est devenue un emblème des régions de France. Un département, une culture, un gin. Nous en sommes là.
Laurent Giraud-Dumas, chef barman au mythique Harry’s New York Bar, confirme la tendance: «C’est devenu l’alcool à la mode et la tendance ne baisse pas. Le gin n’était pas forcément un produit noble, et il l’est devenu par ces nouvelles productions très artisanales, très identifiées à leur région.» Tout commence avec des cartes de bar consacrées au gin-tonic. Le tonic lui-même suivant l’ascension du gin avec désormais de nombreuses marques, et plus le seul emblématique Indian Tonic de Schweppes. Le gin se sert désormais dans de grands verres à vin type bourgogne, agrémenté de baies de genièvre ou d’agrumes. «J’ai commencé il y a vingt ans au Harry’s et il y avait 5 gins derrière le bar ; nous en sommes à 25 aujourd’hui. Le client veut retrouver son gin habituel, mais souvent il veut découvrir quelque chose de nouveau.» La mixologie à fait exploser la création de cocktails à base de gin. «Le panel est sans fin, et le gin est aujourd’hui arrivé au niveau de la vodka, ce qui n’était pas gagné pour un alcool aussi typé !» Produits en alambic de petite taille et en quantité réduite, les gins ont leur identité, et leurs créateurs soignent leur communication comme leur packaging.
Pourquoi pas la Bretagne et ses embruns iodés ? Bertrand Patin, cofondateur de la Distillerie du Golfe pour le gin H2B: «Nous voulions créer une distillerie autour des alcools blancs et créer une saveur autour du terroir breton. Avec cet alcool, nous sommes libres de créer la recette qui nous plaît. Notre côté maritime possède une identité forte, thym, citron, notes végétales et plantes marines.» Première bouteille en 2016. Depuis, le succès ne se dément pas. Un gin avec un arôme de pomme ?
La Normandie semble toute trouvée… La maison Drouin, emblématique du Calvados, avec son héritier Guillaume Drouin, va tracer sa voie vers le gin. «J’ai commencé à me demander si on pourrait faire un bon gin avec des pommes à cidre, et j’ai fait pas mal d’essais.» En automne 2015, la première bouteille sort. «Nous avons travaillé les aromates en macération séparée et non mélangée.» Vanille, gingembre, cannelle, citron… Guillaume Drouin cherche les aromates qui se marient avec la pomme. Il trouve. «Les consommateurs aiment changer de gin en fonction de leurs envies, et l’offre existe réellement, désormais.» Pur ou en cocktail, le gin Drouin se consomme aussi en «sours», simples ou miellés, voire en silver, avec un blanc d’œuf shaké. «En France, en 2019, nos ventes de gin ont progressé de 80 %.»
Un gin au pays du parfum ? 44°N chez Comte de Grasse, lancé en novembre 2018 par Bhagath Reddy. Originaire d’Inde, amoureux du whisky et du gin, l’une des premières villes qu’il découvre en France est Grasse. «Il est fasciné par les alambics des parfumeurs et pense aussitôt à les utiliser pour en faire des spiritueux haut de gamme», confie Laura Ben Zaquin, la brand manager de la marque. Le savoir-faire de la distillation des plantes avec la rose de Grasse – la rose de mai –, marié à neuf arômes en extraits naturels, sera la recette. «Nous nous sommes lancés au début dans la région Paca, Var et Bouche-du-Rhône.» Distribué nationalement désormais, Comte de Grasse se définit comme «un gin complexe avec plusieurs étapes dans la dégustation, avec la lavande, l’immortelle et le goût de la rose qui reste très frais».
L’offre paraît pléthorique. Que pense Alexandre Gabriel, l’inventeur du Citadelle ? «Quand c’est fait avec coeur, passion et talent, bien sûr, je soutiens ça ! Je suis ravi des nouveaux venus. Dans les cinq ans qui viennent, 300 distilleries vont faire du gin ! Mais il ne faut pas se lancer dans le gin juste parce que c’est à la mode. Ça me rappelle les premières années du rock’n’roll, où tout le monde se payait une guitare et allait à une audition pour tenter sa chance!» Alexandre Gabriel est le «taulier». Aujourd’hui, il plante ses propres genévriers quand il ne ramasse pas les baies d’arbres centenaires dont il a racheté les terrains.
«Il faut toujours essayer !» est la maxime de Francesco Onnis, chef barman au Moonshiner, près de la Bastille. «J’aime faire découvrir le gin à des clients qui, soi-disant, ne l’aiment pas. Il y a tellement de typologies différentes, maintenant, que, forcément, le client va en aimer un!» Francesco fait ses propres sirops et vient d’en créer un au poivre vert pour un futur cocktail à base de gin. «Le gin va continuer dans sa lancée, avec maintenant des gins parfumés, comme il y a eu la mode des vodkas parfumées: fraise, banane…» Passionné, cet alchimiste italien du shaker a créé un des hits du Moonshiner: le «Who Shot Willy Wonka?»(gin, citron vert, liqueur de pomme, vermouth et quatre gouttes d’huile de truffe mélangées à du jus de betterave). Les noces du gin et de la haute mixologie vont se poursuivre avec la dernière tendance en cocktail: le «gastro-physique», qui change la perception visuelle d’un cocktail. Francesco a fabriqué une eau de tomate transparente. «Un cocktail qui ressemble à un gin-tonic, mais qui aura le goût du bloody mary!»
La marque Ceder’s lance une nouvelle boisson aux saveurs de gin sans alcool, élaborée à partir de genévrier et de plantes exotiques d’Afrique du Sud. Désaltérante, très peu sucrée et bien sûr non alcoolisée, elle offre une nouvelle expérience gusta- tive saine et sophistiquée.
Antoine Laurain
A lire aussi : La French touch déco de Pierre Yovanovitch